Quelque chose qui vient avant
Notes de l'intervention à l'Assemblée des responsables du 26 janvier 1993. Les facteurs déterminants et constitutifs d'un mouvementJe voudrais, à présent, faire rapidement allusion aux facteurs déterminants et constitutifs d’un « mouvement ».
1. Le premier facteur constitutif d’un mouvement est la rencontre de la personne avec une diversité humaine, avec une réalité humaine différente.
Le mouvement est la dilatation d’un événement, de l’événement de Jésus-Christ. Mais comment un tel événement se dilate-t-il ? Quel est donc le phénomène initial, originel, qui fait que des gens sont touchés et attirés, et se rassemblent ? Est-ce une catéchèse – ce que nous appelons « école de communauté » – ? Non, toute catéchèse vient après, est instrument de développement de quelque chose qui vient avant.
La modalité selon laquelle le mouvement – l’événement chrétien – devient présent est la rencontre avec une diversité humaine, avec une réalité humaine différente, qui nous touche et nous attire parce que – de façon souterraine, confusément, ou bien clairement – elle correspond à une attente constitutive de notre être, aux exigences originelles du cœur humain.
L’événement de Jésus-Christ devient présent « maintenant » dans un phénomène d’humanité différente : un homme le rencontre et y surprend un pressentiment nouveau de vie, quelque chose qui augmente sa possibilité de certitude, de positivité, d’espérance et d’utilité dans la vie, et le pousse à suivre.
Jésus-Christ, cet homme d’il y a deux mille ans, se cache, devient présent, sous la tente, sous l’aspect d’une humanité différente. La rencontre, l’impact, se produit avec une humanité différente, qui nous touche parce qu’elle correspond aux exigences structurelles du cœur, plus que n’importe quelle modalité de notre pensée ou de notre imagination : nous ne l’attendions pas. Nous n’y songions même pas, c’était impossible, c’est introuvable ailleurs. La diversité humaine où Jésus-Christ devient présent réside précisément dans la plus grande correspondance, dans la correspondance plus grande, impensable et impensée, entre cette humanité sur laquelle nous butons et les exigences du cœur – les exigences de la raison.
Cette rencontre de la personne avec une diversité humaine est quelque chose de très simple, d’absolument élémentaire, qui vient avant tout, toute catéchèse, réflexion et développement : c’est quelque chose qui n’a pas besoin d’être expliqué, mais seulement d’être vu, intercepté, qui suscite une stupeur, éveille une émotion, constitue un rappel, pousse à suivre, en vertu de sa correspondance avec l’attente structurelle du cœur. « Car en réalité – comme dit le cardinal Ratzinger – nous ne pouvons reconnaître que ce qui a en nous une correspondance » (Il Sabato 30/01/93). Le critère du vrai se trouve dans la correspondance.
La rencontre avec une présence d’une humanité différente vient avant, non seulement au commencement, mais à chaque moment qui suit le commencement : un an ou vingt ans plus tard. Le phénomène initial – l’impact avec une diversité humaine, la stupeur qui naît de cet impact – est destiné à rester le phénomène initial et originel de chaque moment du développement. Car il n’y a aucun développement si cet impact initial ne se répète pas, donc si l’événement ne reste pas contemporain. Ou bien il se renouvelle, ou bien rien ne se poursuit, et aussitôt l’on théorise l’événement arrivé, et l’on tâtonne à la recherche d’appuis pour remplacer Cela qui est vraiment à l’origine de la différence. Le facteur d’origine, c’est, incessamment, l’impact avec une réalité humaine différente. Si donc ce qui est advenu au commencement n’arrive pas de nouveau et ne se renouvelle pas, il n’y a pas de continuité véritable : si une personne ne vit pas maintenant l’impact avec une réalité humaine nouvelle, elle ne comprend pas ce qui lui est arrivé à ce moment-là. Il faut que l’événement arrive de nouveau, maintenant, pour que l’événement initial s’éclaire et soit approfondi, pour que s’établisse ainsi une continuité, un développement.
Ce premier facteur fait allusion au fait que « tout est grâce ». La rencontre d’une réalité humaine nouvelle est une grâce, c’est toujours une grâce – autrement cela devient la tentative de découverte de nos propres pensées ou l’affirmation présomptueuse de nos propres capacités critiques. La diversité que l’on remarque, l’origine de la diversité humaine que l’on rencontre, est gratuité absolue. L’événement initial ne se poursuit que si, continûment, on part de la rencontre avec une réalité humaine nouvelle : « Cherchez chaque jour le visage des saints et tirez réconfort de leurs discours », disait l’invitation contenue dans l’un des documents de la chrétienté primitive, la Didachè. La continuité avec ce qui est advenu au début ne se produit donc qu’à travers la grâce d’un impact toujours nouveau, et qui laisse stupéfait, comme s’il s’agissait de la première fois. Autrement, au lieu de cette stupeur, ce qui domine, ce sont les pensées que notre propre évolution culturelle nous permet d’organiser, les critiques que notre sensibilité adresse à ce que nous avons vécu et vivons, l’alternative que nous voudrions imposer, etc.
L’impact avec une diversité humaine est également fondamental sur le plan éthique. L’enregistrement de cet impact exige de nous l’attitude originelle avec laquelle le Créateur nous fait, à savoir l’attitude de l’enfant qui s’abandonne et suit : « Seigneur, je n’ai pas le cœur fier, ni le regard hautain. Je n’ai pas pris un chemin de grandeurs ni de prodiges qui me dépassent. Non, je tiens mon âme en paix et silence ; comme un petit enfant contre sa mère, comme un petit enfant, telle est mon âme en moi » (Psaume 130). Pour pouvoir admettre ce phénomène de diversité humaine, il faut le regard de l’enfant : une humilité, une disponibilité, une simplicité de cœur, une pauvreté en esprit, que des adultes, même si le premier impact leur est arrivé, peuvent avoir perdues. Et alors l’événement originel, qui a commencé (en eux) la mémoire, devient un fait du passé, reste seulement comme un « pieux souvenir ». Alors qu’avec cette simplicité et cette disponibilité, un homme peut s’être trompé pendant des années, mais se relève mieux que celui qui a été impavide et n’a pas laissé le champ libre aux reproches.
Le jeu de la liberté humaine réside dans cette « pauvreté en esprit » et cette « simplicité de cœur ». Comme cela est dit dans Traces d’expérience chrétienne : « Dans l’expérience chrétienne également, et même en elle au plus haut degré, il apparaît clairement comment dans une expérience authentique la conscience de soi et la capacité critique (la capacité de vérification !) de l’homme sont engagées, combien une expérience authentique est éloignée de l’identification à une impression que l’on a eue, et combien elle est loin de se réduire à une répercussion sentimentale. C’est dans cette “vérification” que, au sein de l’expérience chrétienne, le mystère de l’initiative divine met en valeur existentiellement la “raison” de l’homme. Et c’est dans cette “vérification” que se prouve la “liberté” humaine : parce que l’enregistrement et la reconnaissance de la correspondance exaltante entre le mystère présent et le dynamisme propre de l’homme ne peuvent se réaliser que dans la mesure où est présente et vivante cette acceptation de notre dépendance fondamentale, de notre “être créé” essentiel, en quoi consiste la simplicité, la “pureté de cœur”, la “pauvreté en esprit”. Tout le drame de la liberté réside dans cette “pauvreté en esprit” : et c’est un drame si profond qu’il arrive habituellement sans que l’homme ne s’en aperçoive ou presque ».
C’est pourquoi celui qui, frappé par une diversité, partirait vers son destin pour tenter de « faire » tout seul, perdrait tout : il doit suivre. Cette présence humaine différente qu’il a rencontrée est quelque chose d’autre, à quoi il faut obéir. A travers un impact toujours nouveau, dans le fait de suivre et dans l’obéissance, une continuité avec la première rencontre s’établit.
Je voudrais donner un exemple à ce sujet. Formulons l’hypothèse que se réunissent aujourd’hui quelques personnes qui ont déjà vécu l’expérience dont nous avons parlé et, ayant le souvenir impressionnant d’un événement par lequel elles ont été touchées – qui leur a fait du bien, qui a carrément qualifié leur vie –, veulent le retrouver, pour combler une « discontinuité » qui a fini par se créer au fil des ans. Ce qui fait qu’elles se sentent encore amies, c’est une expérience passée, un fait arrivé, qui est cependant devenu dans le présent – comme nous le disions – « un pieux souvenir ». Maintenant, comment leur est-il possible de retrouver une continuité avec l’événement initial qui les a frappées ? Si, par exemple, elles disaient : « Réunissons-nous pour former un groupe de catéchèse, ou bien pour lancer une nouvelle initiative politique, ou encore, pour accomplir une activité de charité, pour créer une œuvre, etc. », aucune de ces réponses ne serait apte à couvrir la discontinuité. Il faut « quelque chose qui vient avant », dont tout cela ne représente que l’instrument de développement. Il faut donc qu’advienne de nouveau ce qui leur est arrivé au commencement : pas « comme » c’est arrivé au commencement, mais « ce qui » est arrivé au commencement : l’impact avec une diversité humaine dans lequel le même événement qui les a mis en mouvement à l’origine se renouvelle. Là, on se rassemble et, en suivant quelqu’un, on se rattache à ce qui est arrivé au début. Et tous les facteurs principaux de l’expérience passée resurgissent, plus mûrs et plus clairs. Dans le renouveau du premier impact – et donc de la surprise de la correspondance entre une présence humaine différente et les exigences structurelles du cœur – on sent le reflet du même événement arrivé dix ou vingt ans auparavant, sur les bancs de l’école ou dans le groupe d’étudiants dont on faisait partie.
Sans la présence de cette expérience – la rencontre avec une réalité humaine différente – n’importe quel « accrochage » par lequel on tenterait de retrouver ce qui a été interrompu ne représenterait pas une continuité. La continuité avec « ce moment-là » ne se rétablit que si le même événement, le même impact arrive de nouveau, maintenant. Dix ou vingt ans plus tard, la même expérience continue quand une personne part de la rencontre avec une réalité nouvelle et, « comme un petit enfant contre sa mère », s’abandonne, suit, obéit. Car cette différence ne naît pas de son imagination ou de sa pensée, de son habileté dialectique ou de son obstination, de tout ce qui, en somme, l’a tenue éloignée de cette réalité pendant des années : c’est quelque chose d’autre, d’irréductiblement nouveau – un événement – à quoi il faut obéir.
2. Nous pouvons, maintenant, définir le deuxième facteur. Comment, dans l’impact qui se renouvelle sans cesse avec une présence d’une humanité différente, la surprise, l’espérance et le pressentiment qui naissent de cet impact et poussent à suivre, peuvent-ils être éduqués, « ramenés à la surface » ? L’instrument principal de cette éducation, c’est ce que nous appelons « école de communauté » ; et il est principal parce que systématique et cohérent, et donc explicatif et unificateur. L’« école de communauté » est l’instrument de développement – comme conscience, comme affection et comme incitation mobilisatrice dans l’utilisation des rapports – de ce « quelque chose qui vient avant », de l’expérience de la rencontre avec une réalité humaine différente.
Dans le déroulement du travail impliqué par l’« école de communauté », l’aspect essentiel consiste alors à rendre « raison » des mots que l’on emploie. Et « raison » signifie : expérience de la correspondance entre la réalité que l’on rencontre et les exigences structurelles du cœur.
Mais alors l’aspect important de l’« école de communauté » est avant tout quelqu’un qui « enseigne » : quelqu’un – ou quelques-uns – où l’impact initial se renouvelle et se dilate, s’offrant comme occasion pour la répétition dans d’autres personnes de la première surprise. Il faut que celui qui guide l’« école de communauté » communique une expérience dans laquelle se renouvelle la stupeur initiale et non pas, au contraire, qu’il exécute un rôle ou une « tâche ». Ce qui part d’une conscience de soi-même comme rôle, qui met en mouvement à partir d’une vision de soi comme maîtrise et supériorité, avec la prétention d’enseigner, ne peut pas être communication d’une expérience. Car seul l’Esprit de Dieu enseigne : c’est l’Esprit qui donne le premier sursaut et qui le renouvelle.
Celui qui, guidant l’« école de communauté », communique une expérience dans laquelle la surprise initiale advient de nouveau, effectue cette communication en rendant raison des mots qui sont employés. Rendre raison des mots que l’on emploie veut dire, en effet, communiquer l’expérience de la correspondance entre l’événement d’une Présence et ce que le cœur attend originellement, selon la lumière et la chaleur que ces mots projettent et offrent. Ainsi, la raison rendue de chaque mot fait, comme dit saint Paul, « passer de lumière en lumière », introduit à la découverte de plus en plus claire du vrai, car chaque mot employé éclaircit une réponse à un besoin du cœur qui est à la recherche de son destin.
La pauvreté en esprit impliquée par le premier facteur revient ici de nouveau. Car sans pauvreté en esprit on n’écoute pas ce qui est communiqué : l’objection des pensées habituelles, ce à quoi on est le plus attaché ou que l’on prétend, l’emporte. C’est pourquoi ils disaient à l’aveugle de naissance : « Mais que veux-tu apprendre d’un ignorant qui n’a pas étudié la loi ! » – qui n’a pas étudié la psychologie, la philosophie ou la théologie, dirions-nous aujourd’hui. Celui qui, en revanche, suit et obéit se développe, et plus il suit plus il désire suivre.
Il existe un corollaire à ce deuxième facteur. La meilleure position pour pouvoir comprendre ce qui nous est dit est, paradoxalement, la passion de le communiquer aux autres – la passion de communiquer aux autres ce qu’il nous est donné d’expérimenter. Une lettre écrite par un de nos amis du Canada le décrit de façon simple et belle. On y raconte que, l’an dernier, un jeune médecin est entré dans la petite communauté du mouvement de Montréal, il se prénomme Mark, une personne qui vit de façon intense et dramatique, remplie d’interrogations et de doutes. A l’issue d’une année agitée de vie communautaire « c’était comme s’il n’avait jamais adhéré » – écrit John, l’auteur de la lettre. A la fin de l’année, Mark est invité par l’université de Buffalo à y effectuer un stage important de deux ans. « Je n’y vais pas », a été la réponse immédiate de Mark. « Pourquoi tu n’y vas pas ? », lui demande John. « Si j’acceptais, je devrais vous abandonner. Et je ne peux pas vous abandonner ». Alors John lui suggère : « Accepte ! va à Buffalo, et essaie de communiquer aux autres ce que tu as rencontré ici ». Il a accepté, et quelques mois après il s’est retrouvé entouré par plus de personnes qu’il n’en avait laissées. Mais ce n’est pas tout. Deux mois après son départ, une jeune fille du groupe de Montréal – une infirmière – entre dans l’hôpital où Mark travaillait encore deux mois auparavant. Quelques jours après, l’infirmière en chef de l’hôpital vient à sa rencontre, la montre du doigt et lui dit : « Mark Basik ! ». Et la jeune femme, stupéfaite, de lui répondre : « Que voulez-vous dire ? C’est vrai, je connais Mark Basik, c’est un de mes plus chers amis… », « C’est ce que j’imaginais », reprend l’infirmière en chef, « toi et Mark vous faites les choses de la même manière ». Cette femme a rencontré un phénomène d’humanité différente, le premier impact lui est donc arrivé.
J’ai voulu raconter cet épisode surtout à cause de la première partie, parce qu’on y voit clairement comment, dans une tension missionnaire, ce qui avait été communiqué à ce jeune médecin n’a plus rencontré en lui le pullulement de « mais », de « si », de « toutefois », dans lequel il se serait empêtré auparavant.
3. Venons-en maintenant au troisième facteur, mais par une simple allusion.
Le troisième facteur est, pour ainsi dire, « tout le reste ». C’est-à-dire : il est impossible qu’à partir de l’expérience décrite jusqu’ici ne naisse pas un sujet nouveau, un protagonisme nouveau dans le monde, une compagnie engagée dans la réalité de façon différente – c’est-à-dire plus humaine, plus en correspondance avec l’attente du cœur ; il est impossible que ne naissent pas des tentatives de partage du besoin qui émerge – gestes et initiatives de charité –, que ne surgisse pas un groupe qui veuille renouveler véritablement l’unité des catholiques en politique avec toute la patience requise, impossible de ne pas voir se créer des activités nouvelles pour ceux qui n’ont pas de travail, etc. L’événement que l’ « école de communauté » éclaire dans son lien profond avec le cœur, devient inévitablement sujet qui agit sur le monde. C’est de là que naît l’œuvre – l’opus Dei – puisque l’œuvre n’est rien d’autre qu’un moi en rapport avec l’idéal, qui, dans son rapport avec l’idéal, cherche à mobiliser la réalité selon cet Idéal, quelle que soit la situation où il se trouve : construisant une famille ou adhérant à la vocation à la virginité, travaillant ou visitant les personnes âgées à l’hospice de son quartier.