Nous sommes des juifs
Pour les chrétiens, l’analogie de l’événement du Christ avec le sens de l’Holocauste est plus sûre que jamais. La Repubblica, p. 13En 1938, quand les hommes de Mussolini demandèrent à Pie XI si l’Église de Rome appuyait elle aussi les lois raciales décidées par Hitler, le pape répondit : « Spirituellement, nous sommes des Juifs ». Certes, il faut une compétence culturelle bien étoffée pour parler ainsi. Mais le rapport, culturel ou non, entre le peuple chrétien et la réalité juive dans le quotidien de l’histoire est parfaitement indiqué par cette formule de Pie XI.
Si j’écris ces lignes, c’est à cause de l’horrible fait divers relaté par la Repubblica du 21 décembre 1998, et qui montre un réveil du nazisme en Allemagne : l’explosion d’une bombe dans le cimetière juif de Berlin, explosion qui a gravement endommagé la tombe d’Heinz Galinski, qui fut une des personnalités les plus représentatives du milieu juif allemand.
Cet épisode m’a rappelé le cri lancé par le peuple juif, et que le monde entier a pu entendre, à travers le martyre de l’Holocauste, cet absurde sacrifice supporté pour tous. Pour nous, aujourd’hui, l’histoire juive jusqu’à Jésus défend une conception de l’homme, de son destin, des rapports avec le monde que notre peuple peut comprendre comme étant une analogie prophétique avec sa propre histoire. L’Holocauste est devenu une pédagogie pour tous les chrétiens ; cette marque douloureuse et injuste qu’est la Shoah est proposée par la culture juive la plus fervente comme argument charnière pour toute l’humanité. Ainsi, pour nous chrétiens, l’analogie de l’événement du Christ avec le sens de l’holocauste est aujourd’hui plus sûre que jamais.
À travers le peuple juif, la pédagogie divine veut nous enseigner que le facteur décisif du bien-être social est la conception biblique du Dieu unique, créateur et Mystère qui, au fil du temps, définit un projet par lequel le monde entier déploie une dynamique d’où jaillit sa recherche du bonheur et d’accomplissement ; le Dieu unique, le totalement Autre qui est pourtant le sens du temps et le Seigneur de la personne, décisif pour juger les pouvoirs et les voies de l’homme ; le Dieu unique présent sur terre dans le « Temple » (« Je viendrai à vous dans le temple »), non seulement comme symbole du divin, mais comme lieu où Dieu participe à l’existence concrète de l’homme en créant son peuple. Ainsi, le Temple reste le lieu suprême de toutes les époques et de tous les espaces de l’histoire humaine. Pour affirmer ce Dieu et ce Temple (ce que tous les hommes doivent faire !) un peuple est élu : le peuple qui naît d’Abraham, qui fait que la personne est créée pour le salut du monde, avec une tâche qui se confond avec celle du peuple lui-même.
Ce peuple, auquel Dieu donne corps au long de l’histoire pour dilater la connaissance de son Mystère dans le monde et dans le temps, « dans toutes les nations », trouve sa parole engagée dans une vision du but de l’histoire où il sera impliqué lui-même, au jour du Seigneur, quand s’accompliront les promesses faites aux juifs, et dont ils doivent attendre fidèlement l’accomplissement. C’est l’attente de quelque chose qui sauve l’humanité, qui la libère du premier fait significatif de l’histoire humaine ; car c’est à cause du péché originel que l’homme vit une difficile liberté face à Dieu. D’où la douleur et la « destruction ». La grandiose littérature prophétique marque ainsi le sommet et la profondeur possibles de la conscience du juif en marche.
Le sujet de ce « grand jour » tant attendu était appelé « serviteur de Yahvé » ou « Messie ». La conscience éclairée d’un chrétien, nourrie par la tradition, ne peut qu’identifier sa propre existence avec cette histoire. Que peut-il y avoir de différent ? Que, pour nous, le Mystère a voulu intervenir dans la tragédie de l’homme dans l’univers, en devenant homme. Pour nous, Jésus de Nazareth est l’accomplissement de l’attente dans laquelle tout le peuple d’Israël a vécu, cas unique dans l’histoire du monde.
Cette conviction n’est pas un orgueil, c’est plutôt la découverte émerveillée de ce que le Mystère de cette personne s’est communiqué à nous, pauvres hommes ordinaires, de telle sorte qu’en considérant comment l’histoire nous a rejoints en comparaison avec l’histoire des juifs, nous serions très heureux de demander à nos frères juifs de pardonner notre certitude alors qu’ils doivent encore porter pondus diei et aestus (c’est-à-dire tout le poids de l’histoire) dans leur vie. Mais la difficulté de la fidélité dans l’attente de Dieu est aussi une croix dans la vie des croyants.