Noël, pour oublier le néant

D'une pensée de Gramsci aux vérités de l'Église catholique : la grande alternative se situe entre l'idéologie et la tradition. La Repubblica, p. 15
Luigi Giussani

Cher Directeur,

En lisant Gramsci, j’avais découvert cette pensée : « Une période historique peut être jugée sur la façon avec laquelle elle a elle-même considéré la période qui l’a précédée. Une génération qui rabaisse la génération précédente, qui n’arrive pas à en voir les grandeurs et la signification nécessaire, ne peut être que mesquine et sans confiance en elle-même… Dans la dévalorisation du passé, il y a implicitement une justification de la nullité du présent » (A. Gramsci, Cahiers, XXVIII).
On dirait un canon de l’Église catholique. Ce que dit Gramsci est vrai : pour la vie d’un homme et d’un peuple, la grande alternative se trouve, en effet, entre idéologie et tradition.
L’idéologie naît à n’importe quel moment comme une nouveauté qui s’impose, abstraction faite du passé (et cela ne peut que devenir une inévitable possibilité d’aller contre le passé).
La tradition est précisément dans l’héritage du passé qui trouve la certitude pour le présent et l’espérance pour l’avenir. Celui qui prétendrait détruire le passé pour s’affirmer soi-même de façon présomptueuse n’aimerait ni l’homme ni la raison. Et, en effet, un présent ainsi réduit finit en « néant » (nihilisme), l’homme cédant à la tentation de croire que la réalité n’existe pas. Et c’est là comme un venin distillé dans les veines de l’homme par le père du mensonge : une volonté de nier l’évidence qu’il existe bien quelque chose.

Or, du passé précisément, arrive une nouvelle : le Mystère, c’est-à-dire ce que les peuples appellent « Dieu » a voulu se communiquer à tous les hommes comme un homme, à l’intérieur d’un morceau de la réalité toute entière. On appelle « Noël » le début de la réalisation de la méthode par laquelle le Mystère se manifeste en se communiquant dans la vie : l’incarnation de Jésus de Nazareth, comme réponse à l’attente de tout cœur humain dans tous les temps, attente qui a connu sa première intuition, et la plus digne, dans le génie juif.
Dans son humanité concrète, Jésus ne pouvait vivre que dans une maison où il y avait un lit, où il y avait des tables et des chaises, où il y avait un père et une mère : la maison de Nazareth, une présence totalement humaine dans laquelle Dieu est là – c’est l’origine de la « prétention » chrétienne. La Bible l’appelle « demeure » ou « maison de Dieu ». Et nous savons combien les hommes de notre temps cherchent, même inconsciemment, un lieu où se reposer et vivre leurs rapports en paix, c’est-à-dire rachetés du mensonge, de la violence et du néant où tout, autrement, aurait tendance à sombrer. Noël est la bonne nouvelle que ce lieu existe, non dans le ciel d’un rêve, mais dans la terre d’une réalité charnelle.

Nier, au nom d’une idée préconçue, la « possibilité » que cela soit vrai n’est pas le fait d’hommes raisonnables. Si, en effet, la raison peut entrevoir la possibilité d’une signification de la fatigue infinie de vivre – et cela a été évident pour quiconque, au moins à certains moments –, est-il plus digne pour l’homme de chercher cette signification ou d’y renoncer en accordant sa préférence à ce que Pasternak appelait « l’harmonie stérile du prévisible », c’est-à-dire à une vie vouée à l’ultime ennui ?

Rainer Maria Rilke a un vers dont je pars souvent pour méditer sur moi-même : « Et tout conspire à taire tout de nous / un peu comme on tait / une honte, peut-être, un peu comme on tait / une espérance ineffable ». Si l’homme se regarde lui-même, il éprouve honte et ennui, il a honte jusqu’ à r ennui, et pourtant il ne peut nier l’évidence d’un élan irréductible qui constitue son cœur comme tension vers une plénitude, vers une perfection ou une satisfaction.
Je crois, quant à moi, que Dieu s’est mis en mouvement justement pour être une réponse à cette perception réaliste-à mon avis, la seule perception réaliste que l’homme puisse avoir de lui-même s’il y pense avec une attention et une tendresse maternelles – à l’homme qui éprouve honte ou ennui de lui-même. Pour ce moi humain qu’il trouve en lui-même, avec d’une part des limites avec lesquelles il est complice, et de l’autre, ce cri qui est en son cœur, cette attente qui est en son âme, Dieu a « bougé » pour le libérer de l’ennui de lui-même et du poids de cette limite qu’il trouve en lui dans tout ce qu’il fait.

C’est pourquoi je dis souvent qu’au sujet de l’homme le christianisme est, au départ, pessimiste – ce n’est pas sans raison qu’il parle du péché originel comme du premier mystère sans lequel la contradiction dans laquelle l’homme tombe inexorablement ne trouve plus aucune explication ; mais il aboutit à un optimisme profond et grave, puisque Dieu a assumé la réalité d’un homme véritable, d’un homme conçu dans le ventre d’une femme, qui s’est développé comme un petit enfant, un enfant, un jeune garçon, un adolescent, un jeune homme, jusqu’à devenir le centre de l’attention de la vie sociale du peuple juif, jusqu’à entraîner les foules, jusqu’à les voir dressées contre lui par ceux qui détenaient le pouvoir, jusqu’ à être crucifié, tué.
Et jusqu’à ressusciter de la mort par l’effet d’une piété profonde, comme celle d’un père, à l’égard de la situation désespérante de l’homme. Ou comme la « grâce » du Mystère tout puissant.