« Prions pour l’Italie en danger »
Nous sommes menacés par les idoles, et par l'intégrisme judiciaire. Interview accordée par Mgr Giussani au quotidien La StampaLes mots de Monseigneur Luigi Giussani. Des mots ciselés, polis avec une précision pointilleuse parce que les mots, dit le fondateur de Communion et Libération au journaliste qui vient l’interviewer pour essayer de saisir son itinéraire personnel, et son jugement sur une Italie secouée par un tourbillon de changements imprévisibles, ces mots « ont une valeur ». Une valeur qui a son fondement philologique et étymologique. Voilà pourquoi, lorsqu’ils évoquent la politique, ces mots sont pesés et médités par le fondateur d’un mouvement ecclésial, qui a justement eu des rapports intenses et tumultueux avec la politique italienne de la première République, à commencer par son bras séculaire, le Mouvement Populaire, aujourd’hui dissous. Par exemple, le mot « intégriste », que les médias appliquent communément à un mouvement comme Communion et Libération, parfois objet d’aversions féroces, fait sourire Don Giussani (« ils sont obligés de dire des bêtises », laisse-t-il échapper dans un accès de bonne humeur). En revanche, le mot « événement » est crucial pour un homme de 72 ans qui, depuis ses années d’enseignement au lycée Berchet de Milan, a fait de « l’événement-avènement » du « Fait chrétien », un « événement-avènement » central, l’horizon d’une expérience culturelle de plus de quarante ans. Des mots et des jugements qui entrent dans le vif des questions politiques – et aussi judiciaires – de l’Italie.
Estimez-vous que la fin de l’unité politique des catholiques soit un bien ?
Je ne sais pas si c’est un bien. C’est un fait, parfaitement prévu par l’autorité de l’Eglise et prévisible à partir d’un autre fait, qui est la liberté de la conscience chrétienne. Certes, ceci n’empêche pas de penser, au-delà des positions des uns et des autres, que ce serait un exemple réconfortant pour la société humaine de voir l’unité – l’unité que les catholiques ont comme objet de foi, c’est à dire l’être membres d’un seul Corps par la communion baptismale – se réaliser aussi à un niveau sociopolitique. L’unité en fonction de l’Eglise, et pas d’un parti politique ou d’une coalition. Le pape l’a d’ailleurs répété à Palerme, et à l’occasion du Te Deum du 31 décembre.
Mais ne vous sentez-vous pas plus garanti par la présence d’un « chrétien » au gouvernement ?
Non. Le problème, c’est de se dévouer sincèrement au bien commun, et d’avoir une compétence réelle et adéquate. On peut trouver un chrétien plongé dans les problèmes ecclésiastiques, dont l’honnêteté naturelle et la compétence ne convainquent pas. Je préfère qu’il n’en soit pas ainsi. D’ailleurs, à mon avis, il n’en est pas ainsi pour De Gasperi, La Pira, Moro et Andreotti.
Vous utilisez souvent des termes comme « humanité » et « justice ». Pourquoi ? Vous semble-t-il que nous marchons vers un monde plus humain et plus juste ?
Notre point de vue, c’est d’offrir une méthode pour répondre à cette question. Mais aucune méthode ne peut affronter ces deux mots – humanité et justice – par une approximation significative de la vérité. Pour commencer à comprendre des mots qui sont, de manière souveraine, signe de ce qu’il y a de plus digne dans l’expérience de la nature au niveau du moi et donc de la société, il faut participer à un événement. Dans cet événement, la signification de ces mots se joue à découvert, dramatiquement, avec un frisson de solitude et dans un horizon toujours inadéquat. Tout est prévu, mais il manque toujours quelque chose de définitivement éclairant et important : il manque toujours un quelque chose de plus. C’est pourquoi, plus on se rappelle les exigences qui sont une synthèse de ces mots, plus l’événement qu’il faut découvrir et scruter correspond à cet « imprévu » dont parle Montale. Le contenu de l’événement est une rencontre – dans le sens banalement réel du terme – avec une réalité intégralement humaine, comme on rencontre, chemin faisant, le vieux maître qui dit des choses justes, des phrases justes sur l’humanité et la justice. Ce qui doit arriver, c’est ce que le peuple juif a attendu tout au long de son histoire, et qu’en fin de compte, seule une infime petite partie de ce peuple a reconnu lorsque cela est arrivé. Et c’est pour cela que nous ressentons pour le peuple juif une sorte de douleur, avant même de ressentir une gratitude pour ce qui est arrivé.
« Justice ». Mais en Italie, ce mot est presque devenu synonyme de « révolution judiciaire ». Quelles sont les conséquences de cette superposition ?
Une infime partie du peuple s’érige en maître éclairé et en juge de tous les autres. C’est le concept qui caractérise toute tentative révolutionnaire. C’est de cette prétention que dérive la superposition d’une « classe » au peuple tout entier, c’est l’exaltation d’un détail qui crée, dans l’esprit du peuple, l’image du magistrat comme le « pur » par nature, à l’instar des maîtres cathares ou albigeois. C’est la « fanatisation » d’un détail, qui fait que les lois mêmes qui ont été élaborées grâce au progrès de la civilisation, justement pour préserver l’action de ce détail en rapport à l’utilité de l’ensemble, ces lois mêmes sont facilement négligées. Mais l’exaltation d’un détail fait oublier les règles : on annule les droits de la personne, on annule presque tout sentiment de pitié, pour idolâtrer les acteurs en scène. Certes, ce que je viens de dire n’exclut pas la nécessité d’enquêter et de punir les coupables. Le fait d’avoir rempli cette tâche, fût-ce en la déformant, représente un apport utile de cette « révolution ».
Et pourtant, vous avez laissé entendre que la « révolution judiciaire » était porteuse de grands malheurs. Pourquoi Communion et Libération a-t-elle invité à prier Notre-Dame de Lorette et les saints patrons pour le salut de notre pays ?
La situation est grave, parce qu’on a perdu tout point de référence naturel et objectif pour la conscience du peuple, un point de référence qui le pousser ait à rechercher les causes réelles du malaise, et donc à se sauver des idoles. Cette perte comporte une destruction inévitable – et peut-être même programmée – de l’état de bienêtre, qui finit de la sorte par être totalement miné dans la sérénité de son cours. Et pourtant il faut se remettre en marche, il le faut !
Vous estimez que ce sentiment est partagé par les jeunes, ces jeunes que vous côtoyez quotidiennement, depuis l’époque des lycéens de Berchet ?
Les jeunes d’aujourd’hui proviennent d’une trajectoire historique dans laquelle la culture est uniformisée à la révolution, plus qu’à un discernement approfondi des causes des choses. C’est pour cela qu’ils se trouvent plus faibles devant le scénario des événements : ils sont moins sûrs d’eux humainement. En revanche, le besoin de vérité apparaît, par instants, plus aigu. Comme les masses d’enfants bosniaques et yougoslaves à la recherche d’une demeure. Et les jeunes d’aujourd’hui ne savent pas ce qu’est la vérité, car personne ne le leur dit et personne ne les entraîne sur un chemin qui porte à quelque chose de positif. L’éducation a perdu tout crédit ; le climat de scepticisme, l’ironie négative et la perte de confiance ont fait que l’éducation, l’activité la plus passionnément humaine qu’on puisse concevoir, devient « poussière au vent », comme dit le Psaume 1.
A propos d’éducation, quelle influence a eu sur votre formation le fait d’être le fils d’un fervent socialiste ?
Quand un fils, en vacances de la dure routine du séminaire, entend son père lui demander : « As-tu cherché les raisons de tout ce que tu essaies de définir et de tout ce que tu fais ? » ; quand il voit ce père continuer à tirer de son adhésion passionnée, et même acharnée, du temps de sa jeunesse, à « l’humanité nouvelle » des Turati et des Koulitchev, des accents d’une humanité émouvante et – semble-t-il – plus persuasive que l’humanité traditionnelle ; quand il se voit invité à participer à une proposition nouvelle, à une tentative de tout remettre en question, alors ce fils se sent plus fils, et plus reconnaissant envers une éducation capable de faire fleurir les implications de la vie. Voilà pourquoi, pour nous, l’éducation est introduction continuelle à la découverte d’une signification du réel, c’est à dire de la vérité.
Vous avez toujours encouragé ceux qui veulent exprimer leur engagement politique. Aujourd’hui, quelles sont les erreurs à ne pas commettre ?
Toute atteinte, qu’elle soit programmée ou simplement permise, à la liberté de la personne ; ou bien le fait de tolérer une limite, quelle qu’elle soit, à la créativité d’un sujet, ou d’un groupe de sujets, ou d’une unité de peuple. La limite inhérente à ce que je viens de dire, c’est l’acceptation consciente et responsable du conditionnement auquel la liberté d’un sujet est soumise, historiquement, par la liberté des autres. La liberté, telle qu’elle est traditionnellement entendue, est conditionnée par la catégorie du possible, où conflue l’attention envers les choix d’autrui. Ceci implique l’éthique de la démocratie.
Lorsque vous pensez à la politique, vous insistez sur l’idée de peuple. Pourquoi ? Qu’est-ce que le « peuple » pour vous ?
Un peuple naît d’un événement, il se constitue comme réalité qui veut s’affirmer en défense de sa vie typique contre ceux qui le menacent. Imaginons deux familles, habitant des maisons sur pilotis, au milieu d’un fleuve en crue. Ce qui fait l’unité de ces deux familles, et puis de cinq, de dix familles, au fur et à mesure que la génération s’accroît, c’est le fait de lutter pour survivre et, en fin de compte, de lutter pour affirmer la vie. Elles affirment sans le vouloir, un idéal qui est la vie. Ainsi les gens qui disent qu’ils se réfèrent à un peuple affirment-ils, inexorablement, la positivité de la vie. A partir de la connaissance rationnellement engagée que j’ai de la vie du sujet et de la société, j’affirme que la conception et l’actualisation de ces conditions de l’idée de peuple culminent dans l’annonce du Fait chrétien, dans lequel s’accomplit pour nous ce qui a constitué le grand ethos du peuple juif et sa tension pour changer le monde, tout au long de son histoire. Le grand rabbin Toaff, dans son dernier livre, dit que les chrétiens veulent porter l’homme au ciel, tandis que les juifs veulent porter Dieu sur terre. Mais c’est justement pour cela que nous les ressentons comme des frères. Je me permets de parler ainsi, parce que c’est le terme même utilisé par Paul Elkann, dans sa lettre de remerciements pour un télégramme de condoléances que nous avons envoyé au Premier ministre d’Israël pour le meurtre de Rabin.
Avec la fin du communisme, l’Église a accentué ses critiques au modèle « hédoniste » et « matérialiste » de l’Occident. Mais l’anticommunisme, la critique du totalitarisme politique, n’a-t-il pas été un des chevaux de bataille de Communion et Libération ?
Le totalitarisme politique peut prendre bien des formes : même celle d’une certaine démocratie libérale, d’un capitalisme sans règles, ou de l’intransigeance révolutionnaire, camouflée à grand peine par toutes sortes de manipulations arbitraires du mot peuple, comme le fait un certain syndicalisme. En tous cas, le totalitarisme politique doit être saisi comme dérivant d’un dogmatisme culturel.
Notre pays continue à se définir comme un « Pays chrétien ». Communion et Libération insiste pour affirmer qu’en Italie, les catholiques sont une « minorité » ?
Les vrais catholiques, les catholiques réels, authentiques, sont une infime minorité. Je parle de ceux qui posent la contribution essentielle de la Tradition comme principe synthétique de la vie et des rapports sociaux ; et, surtout, identifient le but ultime de toute l’histoire (l’histoire qui vient avant !’Apocalypse) dans la construction de la gloire humaine de Jésus-Christ au cœur de cette histoire même ; non pas en recherchant à tout prix des formes d’hégémonie, mais en se fondant sur l’énigmatique puissance de Dieu. Le problème c’est celui qui guide. Mais le monde de la culture et celui du pouvoir s’opposent systématiquement à toute exposition claire de la Tradition.
Mais ne croyez-vous pas que les récentes mésaventures électorales en Pologne ou en Irlande sont dues au fait que les Eglises de ces deux pays ont été perçues, ces derniers temps, comme instrumentum regni ?
Je ne crois pas. L’Église n’est jamais vaincue dans le contenu originel de sa proposition. Elle est le lieu d’un Événement de salut qu’aucun pouvoir humain ne pourra jamais éliminer ou altérer dans sa substance. Eliot appelle l’Église « l’Étrangère », justement parce qu’on ne peut pas la réduire aux schémas du monde. Certes, l’Église peut être punie ou frappée. Mais, à la différence de toute idéologie, ou de toute utopie, sa force réside dans le fait qu’elle est une donnée ineffaçable qui avance la prétention de laisser sa marque dans l’histoire. Peut-être que ce qui arrive actuellement rappelle aux chrétiens la nécessité d’être fidèles à la nature authentique de l’Église. C’est d’ailleurs cela qui passionne, et qui devrait enthousiasmer tout chrétien authentique : dans tout ce que nous faisons, servir l’Eglise de ce Pape, et voilà tout… mais non, cela ne suffit pas : il y a une chose qu’il faut exiger d’un politicien, s’il est resté honnête : c’est la liberté d’expression, et donc d’éducation, pour la conscience religieuse d’un sujet ou d’un peuple. Dès ma première année d’enseignement au lycée Berchet, j’ai dit aux jeunes : « Vous pouvez nous faire marcher nus dans les rues, mais vous devez nous laisser libres d’exprimer et de réaliser notre foi. Si vous ne le faites pas, vous vous opposez à la civilisation ».