Le sacrifice le plus grand est de donner sa vie pour l’œuvre d’un Autre

Extrait de L’avvenimento cristiano. Uomo Chiesa Mondo, BUR, 2003, pp. 65-70
Luigi Giussani

1. Dans un des hymnes des Laudes, nous chantons : « Qu’un Hôte nouveau se joigne à la concorde de notre réunion ! » [1]. Concorde : le vrai sujet protagoniste de l’histoire c’est l’unité d’un peuple. Le mot concorde a une valeur métaphysique, ontologique et une valeur éthique, morale. Il faut tenir présent et approfondir ces deux aspects dans le renouvellement quotidien de notre engagement, de notre mémoire. Souvenons-nous que le mot mémoire désigne un présent, la conscience d’un présent qui a commencé dans un passé. La mémoire est un investissement de l’histoire et le Benedictus [2] marque la trajectoire de cette histoire.

« Qu’un Hôte nouveau se joigne » : la valeur métaphysique et ontologique de notre concorde réside dans la profondeur que notre unité tire de la grande présence de Jésus-Christ qui est la seule chose que nous sachions. Nous avons reçu une grâce telle que, dans notre ingénuité, nous réussissons à dépasser toute la contradiction de notre distraction et de nos péchés et à percevoir, jour après jour, la grande présence de Jésus-Christ. Nous avons reçu une grâce telle que nous pouvons sincèrement, ingénument, répéter que nous ne connaissons rien d’autre que Jésus-Christ, qui que nous soyons et quelle que soit notre manière d’être.

De cette valeur ontologique de la compagnie jaillit sa valeur morale. Elle est le fruit d’une liberté. Notre concorde est fruit de la liberté : fruit de Sa présence comme racine, mais fruit de notre liberté en tant que reconnaissance et consentement.

De cette remarque naît la formule morale la plus intensément récapitulative et la plus indicative pour la pratique de notre vie : « Le plus grand sacrifice c’est donner sa vie pour l’œuvre d’un Autre ».

Cette phrase est analogue à celle qu’a prononcée Jésus-Christ : « Nul n’a plus grand amour que celui-ci : donner sa vie pour ses amis » (Jn 15,13). Mais plus profondément encore – comme l’affirme tout l’Évangile de saint Jean – cette phrase rappelle l’expérience même de Jésus-Christ qui donne sa vie pour l’œuvre du Père.

Donner sa vie pour l’œuvre d’un Autre, concrètement, pour nous, cela veut dire que tout ce que nous faisons, toute notre vie, nous le faisons pour le Mouvement. Dire que ce que nous faisons est pour le développement du charisme auquel il nous a été donné de participer, c’est dire quelque chose qui a une référence précise, historique, qui a sa chronologie, sa physionomie, que l’on peut décrire et même photographier, qui indique des prénoms et des noms et, à l’origine, c’est un prénom et un nom. Si donner sa vie pour l’œuvre d’un Autre ne signifie pas un prénom et un nom, son historicité disparaît, son aspect tangible s’affaiblit et l’on ne donne plus sa vie pour l’œuvre d’un Autre mais pour sa propre interprétation, son propre plaisir, pour son propre avantage ou son propre point de vue.

Donner sa vie pour l’œuvre d’un Autre, cet « autre », historiquement, du point de vue du phénomène, de l’apparence, est une personne déterminée. En ce qui concerne notre Mouvement, par exemple, c’est moi. Pendant que je dis cela, c’est comme si tout ce qui constitue mon « moi » disparaissait (parce que l’ « Autre », c’est le Christ dans son Église). Il reste un point historique de référence ainsi que tout le flot de paroles, le fleuve de toutes les œuvres qui sont nées du premier instant à l’école Berchet [3]. Perdre de vue cette remarque, c’est perdre le fondement temporel de la concorde, de l’utilité de notre action, c’est comme provoquer des fissures dans des fondations.


2. À peine prononcée, la parole « moi » s’évanouit, se perd dans le lointain parce que le facteur historique descriptible, photographiable, que l’on peut désigner par un prénom et un nom est destiné à disparaître de la scène sur laquelle débute une histoire. Chacun est responsable du charisme, chacun est cause de déclin ou de développement de l’efficacité du charisme. Ou bien chacun est un terrain dans lequel le charisme se gaspille ou bien un terrain dans lequel il porte du fruit.

C’est donc un moment où, pour chacun d’entre nous, la prise de conscience de sa propre responsabilité est très grave tant par son urgence que du point de vue de la loyauté ou de la fidélité. C’est le moment, pour chacun, d’assumer sa part de responsabilité du charisme.

Obscurcir ou réduire ces observations signifie obscurcir et réduire une intensité d’incidence que l’histoire de notre charisme a sur l’Église de Dieu et sur la société d’aujourd’hui.

L’essence de notre charisme se résume en deux points :
- avant tout, l’annonce que Dieu s’est fait homme (la stupeur et l’enthousiasme qui en résultent) ;
- en second lieu, l’affirmation que cet homme est présent dans un « signe » de concorde, de communion, d’unité de communauté et d’unité de peuple.

Nous pourrions ajouter un troisième élément fondamental pour décrire définitivement notre charisme : ce n’est qu’en Dieu fait homme, donc seulement dans Sa Présence et, par conséquent, uniquement à travers – en quelque sorte – la forme de Sa présence que l’homme peut être homme et que l’humanité peut être humaine. C’est par conséquent de Sa Présence que surgissent, avec certitude, moralité et passion pour le salut de l’homme (« mission »).


3. Chacun s’identifie d’une manière personnelle, donne une version personnelle du charisme auquel il a été appelé et auquel il appartient. De manière inévitable, plus nous devenons responsables de ce charisme et plus il passe à travers notre tempérament, à travers cette vocation qu’est notre personne qui ne peut être réduite à aucune autre. La personne de chacun est concrète comme est concrète sa mentalité, son tempérament, les circonstances de sa vie et surtout le mouvement de sa liberté.

Par conséquent, chacun peut faire ce qu’il veut du charisme et de son histoire : le réduire, le rendre partiel, en accentuer certains aspects au détriment des autres (en le rendant monstrueux), le plier à son propre goût de la vie ou à son propre avantage, l’abandonner par négligence, par obstination, par superficialité, l’abandonner à un aspect dans lequel sa propre personne se trouve plus à l’aise, trouve plus de plaisir et fait moins d’efforts.

En s’identifiant avec la responsabilité de chacun, le charisme assume une tournure différente et approximative à la mesure de la générosité de chacun. L’approximation est mesurée par la générosité dans laquelle se fondent capacité, tempérament, goût, etc. Le charisme se décline selon la générosité de chacun. Voilà ce qu’est la loi de la générosité : donner toute sa vie pour l’œuvre d’un Autre.

Ce troisième point en vient à imposer la grande question : chacun d’entre nous, dans chacun de ses actes, chacune de ses journées, chacune de ses pensées, chacune de ses propositions, dans chacune de ses façons d’agir, doit se préoccuper de confronter les critères selon lesquels il agit avec l’image du charisme tel qu’il a surgi aux origines de l’histoire commune.

La confrontation avec le charisme, tel qu’il nous a été donné, tend à corriger la singularité de notre version, de notre traduction : elle est correction et provocation continuelle. La confrontation avec le charisme est donc la plus grande préoccupation que l’on doit avoir du point de vue méthodologique et pratique, moral et pédagogique. Autrement, le charisme devient prétexte et occasion pour ce que l’on veut, il couvre et cautionne quelque chose que l’on veut, nous.

Ainsi, nous devenons radicalement imposteurs parce que nous disons faire Communion et Libération et, à l’inverse, nous faisons de Communion et Libération ce que, nous, nous voulons. Le mensonge, selon le langage de saint Jean, est synonyme de péché. C’est donc une trahison (cf. Jn 8,44).

Pour limiter cette tentation que nous connaissons tous, la confrontation avec le charisme comme correction, et comme idéal continuellement ressuscité, doit devenir un comportement normal. Cette confrontation doit devenir habitude, habitus, vertu. Voici notre vertu : la confrontation avec le charisme dans son originalité.


4. C’est là que nous retrouvons l’éphémère, car Dieu se sert de l’éphémère. Nous retrouvons l’importance de l’éphémère : pour l’heure, la comparaison ultime avec la personne précise avec laquelle tout a commencé. Je peux disparaître, mais les textes que je laisse et la suite ininterrompue – si Dieu le veut – des personnes indiquées comme point de référence, comme interprètes authentiques de ce qui est arrivé en moi, deviennent l’instrument de correction et de résurrection. Ils deviennent instrument de moralité. La lignée des référents indiqués est la chose la plus vivante du moment parce qu’un texte peut lui aussi être interprété. Il est difficile de mal l’interpréter mais on peut l’interpréter.

Donner sa vie pour l’œuvre d’un Autre implique toujours un lien entre le mot « Autre » et quelque chose d’historique, de concret, de tangible, de sensible, de descriptible, de photographiable, avec un prénom et un nom. Sans cela, c’est notre orgueil qui s’impose, et il est effectivement éphémère, mais dans le pire sens du terme. Parler de charisme sans historicité, ce n’est pas indiquer un charisme catholique.


[1] On se réfère à l’hymne L’aurore resplendit de lumière du temps « per annum », Texte et commentaires de L. Giussani, Tutta la terra desidera il tuo volto, San Paolo, p. 30 suiv.

[2] La prière que Zacharie élève vers Dieu à la naissance de son fils Jean-Baptiste, annoncée par l’Ange (cf. Lc 1,68-79). Dans la liturgie des heures, elle est récitée pendant les Laudes.

[3] Dès 1954, au lycée « G. Berchet » de Milan, né autour de don Giussani le premier groupe de Jeunesse Etudiante, qui deviendra Communion et Libération.