Le dieu argent et la mort du Christ

Le sens de la Croix dans un monde où les stades ont remplacé les cathédrales ; « la Repubblica », 11 avril 1998, p. 13
Luigi Giussani

Monsieur le Directeur, dans ma recherche quotidienne des conséquences esthétiques et donc éthiques de ma foi dans le Christ, l’autre jour j’ai trouvé un vers de Carducci : Ô Christ « crucifié martyr, toi tu crucifies les hommes ! ». Immédiatement il m’est venu à l’esprit cette réflexion. L’histoire du Christ, pour celui qui la considère comme réelle, ne crucifie pas les hommes : c’est Lui, quelle que soit la façon dont on l’ait rencontré, qui monte sur la croix pour les hommes. Parce que les hommes sont tourmentés par la peine de vivre mais ils ne savent pas que cette peine est due à une racine de mal qui est en eux : le péché, comme dit le langage religieux ; « peccato !  », dit le peuple avec une référence réaliste.
Le Christ, racine de la vie, est tué par le mal qui est fait dans l’homme par l’homme. Étant donné que l’homme accompli toutes actions librement pour pouvoir vivre sa propre prétention de « satisfaction », l’homme de Carducci appelle le Christ – c’est-à-dire l’homme historique qui porte le nom de Jésus de Nazareth – « mensonge ».

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Nouvelles de tous les jours. On allume à 6 heures, on commence à regarder Euronews à la télévision. En trente minutes on détruit toute tranquillité et même toute espérance pour la vie de l’homme. À l’écran la nouvelle de deux garçons américains qui commettent une tuerie dans une école, un autre massacre de 30 personnes pendant un enterrement en Géorgie... Et encore, il y a quelques jours les images du tremblement de terre dans le stade de Gualdo Tadino (près de Pérouse) avec ses 1500 supporters ; la panique qui les saisissait me transperçait moi aussi. Cette panique renouvelait en moi d’une façon plus profonde la pitié pour les hommes et pour moi-même.
Chaque jour il me semble que dans Euronews, un cri de foule qui donne un coup de fouet humain à la vie est désormais uniquement visible dans le sport. À la place des vieilles cathédrales, les stades sont le seul lieu bondé tout comme les bureaux qui expriment le seul dieu réel de la société actuelle : l’argent (nous luttons tout le temps contre le pouvoir : mais le pouvoir est l’argent, c’est-à-dire la bourse de Milan, New York ou de Londres). Pourtant, tout le pouvoir qui agit, dans son impuissance, n’offre même pas un semblant d’espoir pour le peuple. Ainsi les hommes, quand ils scrutent l’horizon et même le ciel, doivent ressentir de la peur. Et même les plus sages du monde, ceux qui passent pour les inspirateurs de la vérité de l’homme et du bien être du peuple, les gourous, ne savent pas quoi faire. Même Bobbio doit avouer que tous les idéaux, même le Parti Communiste s’écroulent. Voilà pour quoi le monde appelle le Christ l’homme qui met en croix les hommes.

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Où trouver encore le fondement d’une espérance qui oriente les hommes vers des rapports où une vérité d’amour est possible ? « Regarde, Dieu tout puissant, l’humanité épuisée à cause de sa faiblesse mortelle et fais qu’elle reprenne vie par la passion de ton Fils unique » (Prière liturgique de la Semaine Sainte).
L’unique source d’espérance est le Christ en croix : « Pour rassembler les peuples dans le pacte d’amour, étends tes bras sur le bois de la croix » (Hymne du Lundi Saint). La seule source d’espérance – jusqu’à la possibilité d’une liesse inimaginable, et surtout irréalisable sous d’autres formes ou en d’autres sources – est celle qui a bâti la foule du Moyen Âge, à des niveaux de conception théorique et éthique – de la personne et de la société, y compris le pouvoir –, qui ne pouvait pas éluder, comme but ultime, l’amour et le bien des gens, à la lumière d’une conscience de sa propre limite, c’est-à-dire le sens du mystère.
Ceci marque l’existence d’un peuple né il y a deux mille ans. Un peuple qui parcourt les routes des difficultés de tout le monde et qui habite une maison comme tout le monde, mais qui le fait dans la liesse du coeur, dans l’attente d’une liesse ineffable. « Soyez toujours joyeux, soyez joyeux », qui traduit le verset de la Bible : « Je manifesterai la gloire de ma puissance dans la joie de leurs visages ». C’est l’hébreu Jésus de Nazareth qui accomplit cette promesse, comme dit l’Évangile de Saint Jean.

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Face à tout cela, on ne peut pas éviter un paradoxe : qui reconnaît le Christ ainsi comme l’affirme toute la tradition chrétienne - le Christ mort en croix source de salut pour tous les hommes - ne peut pas participer à la vie des autres hommes sans vivre une contradiction : l’incohérence. En d’autres termes, on ne peut pas éviter que le regard des autres hommes sur lui l’accuse d’abord d’incohérence. Pour cette raison, pendant le Carême l’Église met dans la bouche des Chrétiens ces mots : « Contre toi, Seigneur, nous avons péché, nous demandons le pardon que nous ne méritons pas. Notre vie soupire dans l’angoisse mais notre façon d’agir ne change pas. Si tu nous attends, nous ne nous repentons pas ; si tu nous punis, nous ne résistons pas. Tends-nous la main, à nous qui sommes tombés, toi qui, à l’assassin repenti, as ouvert les portes du Paradis ». Le mystère comme miséricorde a ainsi le dernier mot même sur les pires possibilités de l’histoire.