La valeur de quelques mots qui marquent le parcours chrétien

Refléxion sur le sens de la Croix et de la Résurrection du Christ. L'Osservatore Romano, p. 4
Luigi Giussani

La Pâque, qui est mémoire de la croix et de la résurrection du Christ, peut être l’occasion pour nous – et pour tous – de revenir sur le sens de quelques mots qui marquent notre parcours chrétien. Ce qui nous anime, c’est un amour tourné vers notre humanité, c’est-à-dire l’attente d’accomplissement présente en tout homme : il s’agit de reconnaître le but de l’existant et de l’histoire, avec leurs croix et leurs résurrections. C’est pour cela que nous voulons suivre et expliquer le parcours des termes que nous utilisons.

1) D’après une certaine inspiration biblique, nous définissons volontiers par le mot « cœur » ces exigences originelles sur la base desquelles l’impact avec la réalité est saisi de manière critique, et dont la satisfaction justifierait la vérité de la proposition.
C’est ainsi qu’on peut synthétiser le dynamisme de la raison : comme conscience de la réalité émergente dans l’expérience selon la totalité de ses facteurs.
S’il n’y a pas totalité, il n’y a pas raison, car nous honorons la raison comme indispensable instrument du moi.
Le développement de la dynamique de la raison s’appelle culture, c’est-à-dire conscience critique et systématique de l’expérience : le terme « critique » confronte l’expérience à un point suprême – nous avons dit totalité – ; « systématique » confronte l’expérience à la cohérence idéale dans l’histoire et dans le temps. Nous avons d’ailleurs trouvé la plus belle définition de critique dans la Première Lettre aux Thessaloniciens (5,21) : « Panta dokimazete, to kalon katechete ». Examinez toute chose et retenez-en ce qui en vaut la peine.
Dans tout acte de raison, il existe, une fois énumérés tous les facteurs identifiables, un point, un souffle, une ouverture, un point de fuite imprévu, que Montale a reconnu : « Un imprévu est la seule espérance » ; ou encore Kafka : « Il existe un point d’arrivée –, pour lequel toute expérience soupesée par la raison renvoie à une plaie mystérieuse, à une réalité de mystère : Dieu ».
De ce point, la raison ne peut prétendre connaître rien, pas même un petit morceau ; elle peut simplement se rapprocher de sa chaleur, de sa source, de sa lumière originelle à travers des approximations analogiques et insatisfaites.
Le Mystère ne se fait connaître qu’en se dévoilant, en prenant, lui, l’initiative d’émerger comme facteur de l’expérience humaine, quand et comme il veut. C’est en ceci que réside la suprême attente de la raison.
Il nous semble que nier la possibilité d’enregistrer ce surprenant dévoilement du mystère dans l’expérience, c’est renier la raison comme catégorie de la possibilité, c’est-à-dire comme rapport avec l’infini, avec justement l’existence du Mystère, saisie obscurément, mais sûrement.

2) Il existe un événement, un fait absolument original et qui pourtant est advenu : un homme s’est dit Dieu. Dieu a voulu se rendre familier à l’homme – avec tendresse – comme son compagnon de route vers le destin pour lequel Il l’a créé, en en rachetant les faiblesses, mêmes les plus éloignées de l’idéal.
Cet événement implique que soit assumés, fondamentalement, la promesse faite prophétiquement au peuple juif, et son accomplissement, c’est-à-dire l’accomplissement de la prophétie comme fait de l’histoire.
Devant l’histoire juive, il n’est pas de vibration de la conscience humaine plus compatissante, plus humble – presque comme si elle demandait pardon de sa certitude à ceux qui ont porté « pondus diei et aestus », c’est-à-dire ceux qui ont porté tout le poids de l’histoire précédente –, et plus pacifique que celle qui affirme que tout l’univers a trouvé son accomplissement dans le juif Jésus de Nazareth, mort et ressuscité.
Le fait que le Christ soit Dieu n’appartient pas au registre de la raison, mais ce qui appartient au registre de la raison, c’est la rencontre avec une humanité présente, une rencontre exceptionnelle, sans rapport avec toutes les autres rencontres, une rencontre sans comparaison, une rencontre qui correspond aux exigences du cœur. « Qui est cet homme ? » disent les amis et les critiques savants. La réponse, déconcertante et imprévisible, est acceptée en vertu de l’évidence de vérité et de la certitude fondées sur une confiance sans comparaison, nées du partage quotidien de la vie avec Lui et jugées à partir des idéaux de la raison. « Je suis le Verbe de Dieu, qui a frappé à la porte de l’homme pour être accueilli par lui, ou mieux, pour faire partie de lui ».
Saint Augustin dit : « Quid fortius desiderat anima quam veritatem ? », la question et la réponse se trouvent dans le vieil aphorisme : « Quid est veritas ? Vir qui adest ».

3) Le réalisme de la présence du Christ devient au cours du temps une compagnie, qui trouve sa motivation uniquement comme foi en Lui. Il est la vérité et la vie. C’est l’Église, signe dans lequel s’inscrit Sa présence personnelle, métaphysiquement « corps mystique » et, dans l’histoire, « peuple » – Paul VI a parlé d’une « entité ethnique sui generis » –, signe communautaire et historique, Sa présence en nous à tout moment du temps. La fin de l’histoire, c’est le dévoilement de la valeur absolue de Sa présence, contingente en Palestine, et étendue par la force de l’Esprit au temps de l’Eglise tout entier.

4) Moralité ne veut pas dire les lois d’un dynamisme, découvertes plus ou moins scientifiquement dans les mouvements du devenir humain par l’analyse rationnelle, mais la force d’attraction découverte et raisonnablement reconnue, devant cette présence exceptionnelle à laquelle on adhère, que l’on aime dans la simplicité (dans l’originalité) du cœur, à laquelle se réfère l’adhésion réalisée à tâtons dans l’acte – le « Oui, je t’aime » de saint Pierre –, en l’imitant, c’est-à-dire en en suivant la modalité d’application existentielle.
Il s’agit de la caractéristique de l’effort humain, né de l’intérieur d’une faiblesse originelle, dont l’habituelle incohérence est pardonnée, c’est-à-dire qu’elle est à nouveau dotée, dans l’amour, d’une capacité de reprise continuelle.
Moralité, c’est l’intensité et la tension de cette reprise.

5) La compagnie chrétienne et l’aujourd’hui du monde.
La fête de la Pâque et toutes les fêtes chrétiennes sont l’expérience initiale, mais certaine, provisoire mais authentique, de la promesse antique.
L'essence du temps, chrétiennement parlant, est fête à cause de la présence d’un compagnon avec lequel toute aventure de travail est possible, indice sûr d’une image ultime accomplie ; et avec lequel toute partialité et toute indifférence sont investies d’une tension unifiante qui organise les caractères de notre existence personnelle en la structurant comme capacité de rapport avec tous les autres hommes appelés à l’œuvre de Dieu, et en instaurant un visage de socialité accomplie.
Notre cœur est envahi par l’image créée par Jean-Paul II dans l’encyclique Tertio Millennio adveniente : « Le terme, en réalité, s’est accompli par le fait même que Dieu, par l’Incarnation, est entré dans l’histoire de l’homme. L’éternité est entrée dans le temps : quel “accomplissement” plus grand que celui-ci ? Quel autre “accomplissement” serait-il possible ? ».

6) Dans cette foi, on voit se développer l’espérance par laquelle toute tentative humaine de libération, personnelle ou collective, est honorée et consacrée dans sa positivité éternelle, comme véhicule prophétique qui tient éveillée une attente de totalité, une attente qui se manifestera à la fin de l’histoire. « L’heure est venue. Père, glorifie ton fils, comme le fils t’a glorifié ».
Cette espérance eschatologique engendre une activité qui tend à la rencontre avec toute présence humaine, engagée de cette manière (c’est là l’œcuménisme) et, étant donné l’approximation inévitable de toute construction poétique digne de ce nom, elle fait paraître, devant toute mort – c’est-à-dire devant toute fin –, la miséricordieuse victoire du bien. Ainsi l’amour est-il possible envers l’ennemi, envers le tyran, à travers la charité de l’Ultime et à travers l’Ultime, comme passion de s’offrir au Divin, cette passion présente – même lorsqu’elle n’est pas consciente – dans toutes les fatigues humaines.