Don Giussani : « Je suis zéro, Dieu est tout »

L'interview parue dans le quotidien Avvenire à l'occasion des 80 ans de don Giussani
Dino Boffo

En le regardant dans les yeux, je me demande : de quoi vient le mystère d’une vie ? De choses qui sont simples et importantes à la fois. Mais importantes pourquoi ? En fonction de quoi ? La notoriété ? Le nombre de disciples ? Les œuvres réalisées ? Le prêtre que je rencontre est célèbre, il n’y a pas de doute. Il est sans aucun doute destiné à entrer dans l’histoire religieuse du XXe siècle. Penser que des milliers de personnes voudraient être face à lui, voudraient pouvoir lui poser une question, même une seule, embarrasse. En allongeant le regard, on découvre derrière lui une foule de jeunes (et aujourd’hui de moins jeunes), conscients, et enthousiastes à outrance. Et on perçoit immédiatement ce qu’on appelle charisme, pas seulement en termes techniques. Il en a à revendre, cet homme, même ceux que son message laisse sceptiques le reconnaissent. Aujourd’hui plus que jamais, âgé et infirme, il fait un avec son charisme, il en est pénétré et absorbé. On pense tout de suite au courant de communication qui le lie à son Dieu. Ce doit être une relation forte et continue. C’est d’ailleurs le code secret de tout « fondateur », en particulier dans les périodes de démantèlement des structures : ils puisent à la Source ce qui fascine et renforce les âmes. Nombre de ces mouvements récents ont surgi du tronc séculaire, mais jeune et fécond, du catholicisme italien. Si cela ne semblait pas mal venu, je serais tenté de lui demander : Don Giussani, n’avez-vous pas, vous aussi, l’impression d’être plus que votre mouvement, que votre regard le dépasse, et que votre rêve déborde encore ? Que vous êtes bien sûr un maître, un concentré des maîtres que vous avez eus, mais plus encore un témoin, au sens littéral du terme : quelqu’un qui a vu, et parle donc, peut parler à tous ? Pendant ce temps, don Luigi, à son tour, me fixe en attendant la première question. Forcément différente de celles-ci.

Quatre-vingts ans. Don Gius, comment est la vie, vue de si haut ?
La vie vue de si haut est faite et communiquée pour reconnaître le nom de Dieu en toute chose, et pour reconnaître l’Esprit créateur qui agit en elle. Ainsi s’avèrent les paroles de la poésie d’Ada Negri, Ma jeunesse : « Je ne t’ai point perdue. Tu es restée, au fond / de l’être. C’est toi, mais tu es une autre : / ... plus belle. / Tu aimes, et tu ne penses pas être aimée : pour chaque / fleur qui surgit ou chaque fruit qui rosit, / pour chaque bambin qui naît, au Dieu des champs / et des lignées, tu rends grâce dans ton cœur ».

Dans quelle mesure le sens du temps qui passe si rapidement a-t-il eu une incidence sur l’œuvre que vous avez réalisée ? En d’autres mots : votre vie s’est-elle déroulée sous le signe de l’urgence ?
J’espère que ma vie s’est déroulée selon ce que Dieu attendait d’elle. On peut dire qu’elle s’est déroulée sous le signe de l’urgence parce que chaque circonstance, chaque instant même, a été, pour ma conscience chrétienne, la recherche de la gloire du Christ. Le Cardinal Tettamanzi, mon évêque, en entrant dans le diocèse de Milan, a dit : « Les hommes et les femmes de notre temps, même inconsciemment, nous demandent de leur “parler” de Jésus-Christ, ou plutôt de le leur faire “voir” », Jésus-Christ, justement, Sa gloire humaine dans 1 ‘histoire, est le seul signe positif dans le monde, dans un mouvement autrement absurde du temps et de l’espace. Car sans le sens, dirait Eliot, il n’y a pas de temps. La vie est pleine de nullité, de négativité, et Jésus de Nazareth est la revanche. En moi, cela est clair. Ainsi, l’espérance est la certitude qui permet de respirer dans le présent, de jouir dans le présent.

Y a-t-il eu un moment, dans votre jeunesse, où vous avez eu le pressentiment de ce qui devait naître de votre initiative sacerdotale ? Même si c’est délicat et personnel, pouvez-vous nous le raconter ?
Je ne parviens pas à identifier un moment particulièrement « instigateur ». Pour moi, tout s’est déroulé dans la normalité la plus absolue, et seul ce qui se passait, en se produisant, suscitait la stupeur, tant il était évident que c’était Dieu qui le réalisait, en en faisant la trame d’une histoire qui m’arrivait, et m’arrive, sous mes yeux. J’ai vu arriver un peuple, au nom du Christ, comme protagoniste de 1’histoire.

Vos jeunes vous aiment beaucoup. Lorsque vous leur parlez, en personne ou par vidéo, même dans des assemblées immenses, on entend les mouches voler. On devine que vous êtes un père pour beaucoup d’entre eux, vous représentez l’idéal. Cela vous embarrasse ?
Cela ne m’embarrasse pas du tout, mais cela me fait prier Dieu pour que je sache donner toujours les raisons et la force pour la liberté des jeunes.

Don Giussani fait partie des icônes publiques de ces dernières décennies, et pourtant il ne s’est jamais beaucoup montré, seulement le strict nécessaire, dirais-je. Timidité ou coquetterie, choix calculé ou spontané ?
Choix spontané d’une âme tendue vers la vérité, bien que fort consciente de ses limites.

Devant votre nom, et presque indépendamment de la personne, il a été presque obligatoire, pendant des années, de prendre position : soit clairement pour, soit contre. Pourquoi, à votre avis ?
La faveur, même bien reconnue, ne m’a jamais fait oublier le prix du sacrifice demandé. Celui qui vous pose ces questions vient d’une expérience ecclésiale considérée comme « opposée » à CL.

Des années durant, le conflit AC-CL a rempli les journaux. Pensez-vous que c’était indispensable, ou avez-vous quelque reproche à faire ou à vous faire à ce propos ?
Il me semble que plus un groupe de fidèles essaie de vivre la foi et de s’éduquer à l’apostolat sous l’influence d’analyses sincères et passionnées, plus il risque aussi d’être partial dans ses références, car il est impossible qu’une analyse tienne absolument compte de tout. Mais si les rapports sont maintenus et développés dans la charité, ainsi que l’ont recommandé le Christ et les Apôtres, les différences et les diversités peuvent devenir une collaboration.

Consentez-moi une question ingénue : qu’est-ce que CL pour don Giussani ?
C’est une amitié (l’ex-recteur de l’Université de Munich et fondateur de l’Université d’Eichstätt, le professeur Nikolaus Lobkowicz, a écrit que, en rencontrant CL, il a découvert l’amitié comme « vertu »), qui assure un effort commun de collaboration dans la réflexion sur la foi et dans la tentative de rendre expression commune la volonté de témoigner Jésus-Christ comme inspirateur de paix et d’aide réciproque. Et dans la lettre que m’a envoyée Jean-Paul II pour le vingtième anniversaire de la Fraternité de CL, le Pape écrit que « le mouvement a voulu et veut montrer non pas un chemin, mais le chemin pour parvenir à la solution de ce draine existentiel » de l’homme d’aujourd’hui. Et il ajoute : « Le chemin est Jésus-Christ… Plus qu’offrir de nouvelles choses, Communion et Libération vise à faire redécouvrir la Tradition et l’histoire de l’Eglise, à l’exprimer de nouveau d’une façon qui puisse parler et interpeller les hommes de notre temps ». Nous n’existons que pour cela.

Prêtre, éducateur et leader. Reconnaissez-le : vous avez été et vous êtes un chef à tous points de vue. Quelle est la plus grande joie, mais aussi la plus grande difficulté, lorsque l’on guide un peuple de jeunes et d’ex-jeunes ?
Lorsque l’on guide un peuple, la plus grande joie et, en même temps, la plus grande difficulté, est de demander sincèrement et continuellement à Dieu, et donc à l’Esprit et à la Vierge, la lumière pour notre intelligence et le feu ardent pour notre charité face à tous les problèmes qui naissent dans le cœur de chaque homme, devant les évènements que le Mystère de Dieu permet, problèmes qui s’imposent au cœur et au travail de chacun dans le lieu où l’on se rencontre.

La graine de Communion et Libération s’est désormais répandue dans tous les continents. Quels critères indiqueriez-vous pour que la diffusion se fasse dans la fidélité au dessein originel ?
La diffusion des critères théoriques et pratiques dans le monde entier est un don à demander continuellement au Christ, et elle doit donc se produire comme objet de la prière au Mystère du Père, comme Jésus-Christ nous l’a enseigné : dans la recherche cohérente des principes de la foi et de la charité, dans l’obéissance humble aux pasteurs du troupeau, c’est-à-dire les Evêques. L’obéissance à l’autorité de l’Eglise, et en premier lieu au Pape, rempart établi pour la sûreté de notre foi catholique, constitue le critère originel et parfait. Dans cette position, les années qui passent confirment (c’est-à-dire qu’elles motivent la confirmation d’une promesse accomplie).

Je joue les indiscrets : comment priez-vous, don Giussani ? Quelle est l’invocation qui monte le plus souvent de votre cœur, au cours de la journée ?
Ma prière est la liturgie et la répétition continuelle d’une formule : Veni Sancte Spiritus, Veni per Mariam. Viens Esprit-Saint, viens par Marie, rends-toi présent à travers le ventre, la chair de la Sainte Vierge. Cette prière jaculatoire antique est la synthèse de toute la Tradition et marque la méthode de Dieu pour se faire connaître des hommes : l’Incarnation. Là est tout le christianisme. Dans son hymne à la Vierge, Dante parle de la « chaleur » du ventre de Marie : penser que, de là, se crie le Mystère est vraiment ce qu’il y a de plus mystérieux, et on ne peut commencer à comprendre quelque chose de ce mystère de Dieu que dans l’expérience d’une communion vécue. La prière est donc le geste le plus raisonnable que l’homme engagé dans la lutte quotidienne pour la vie puisse accomplir : c’est l’alpha et l’oméga de tout. Je n’ai rien fait, je suis un zéro. L’infini fait tout, et de nous-mêmes nous ne ferions rien si cela ne nous était donné.

À quatre-vingts ans, il est sans doute inévitable de penser à votre succession. Peut­on savoir ce que vous attendez de ceux qui recueilleront votre témoignage ?
Je m’attends de la Miséricorde de Dieu et de la Sainte Vierge un chef qui réponde de façon cohérente aux contenus des dernières questions.