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Le projet de loi 21 du Québec nie la complexité de la réalité

Provoquée par une lettre publiée dans "La Presse", Héloïse décide de réfléchir sur le projet de loi 21 et de répondre. Elle aborde les termes de cette loi de laïcisation, les réductions de sa compréhension et les implications pour notre société.
Héloïse Brindamour

La loi sur la laïcité de l'État entrée en vigueur au Québec en 2019 continue à polariser la société. En lisant les médias, on a l'impression que les avis sont divisés en deux camps bien tranchés : d'un côté, les minorités religieuses et linguistiques opposées à la loi, qui la jugent racistes ; de l'autre côté la majorité québécoise francophone appuyant la loi, par méfiance envers n'importe quelle manifestation du religieux. Ne me retrouvant dans aucun de ces camps caricaturés, je trouvais difficile d'expliquer les raisons de mon opposition à la loi. Je me contentais d'invoquer la "liberté religieuse" si on me posait la question, mais en général, j'évitais d'en parler parce que je trouvais le problème trop compliqué pour en débattre.

Puis, la semaine dernière, j'ai lu une lettre ouverte dans La Presse, écrite par deux femmes qui défendaient la loi. Elles utilisaient des mots comme "identité", "liberté", "religion", "intégrisme", mais en leur donnant un sens qui ne me semblait pas juste. J'ai failli mettre la lettre de côté en me disant que c'était dommage qu'elles ne comprennent rien. Sauf qu'après, j'ai pensé qu'elles, au moins, avaient fait l'effort de chercher les raisons pour lesquelles elles appuyaient la loi, et qu'elles avaient pris la peine d'écrire une lettre parce que le sujet était important pour elles. "Et pour moi, ai-je pensé, est-ce assez important pour que je m'arrête et que je me demande quelles sont les raisons de mon opposition ? Est-ce que je suis capable, moi, de leur offrir une meilleure définition des mots qu'elles utilisent ? "

J'ai donc décidé de faire un effort de réflexion pour mieux comprendre le problème et ce malaise que je ressentais par rapport à la loi. Ce n'est pas suffisant de dire "cette loi est stupide". Il faut donner des raisons. J'ai donc écrit une réponse, avec l'aide de mes amis, dont Marc Beauchamp, et de mon oncle, Jean Renaud.
Dans leur lettre du 15 novembre, Nadia El-Mabrouk et Yasmine Mohammed affirment que la religion vécue comme faisant partie de l’identité est ni plus ni moins de l’intégrisme. Je salue leur volonté de lutter contre l’intégrisme et contre tous les extrémismes. Cependant, en tant qu’enseignante opposée à l’application de la loi 21, je ne saurais me rallier à leur conception de l’intégrisme.
J’ai enseigné dans une école tenue par des religieuses. Elles portaient un habit religieux et nul n’aurait pu ignorer leur croyance. Cependant, ces femmes aux côtés desquelles j’ai appris mon métier d’enseignante se faisaient un devoir de développer chez leurs élèves la rigueur intellectuelle et l’esprit critique dont elles-mêmes faisaient preuve. Elles accueillaient des élèves de toutes les cultures, de toutes les religions, et leur apprenaient la valeur de la culture, l’importance du questionnement en sciences, en histoire, en littérature, et la liberté que procure la connaissance.
Elles nous accueillaient – élèves et professeurs – comme nous étions, sans préjugé, en nous montrant aussi le trésor que l’autre, avec sa vision parfois complètement opposée à la nôtre, peut apporter à notre pensée en constante évolution. J’ai par ailleurs côtoyé dans cette école des collègues athées, agnostiques, chrétiens, musulmans, car les religieuses avaient à cœur de choisir pour leurs étudiantes les meilleurs enseignants, quelles que soient leurs opinions politiques ou religieuses. Ces femmes étaient l’exact opposé de l’intégrisme.
L’intégrisme, c’est l’absence de doute. Le refus de remettre sa croyance en question, d’écouter et de s’intéresser à une vision différente de la sienne. On peut être intégriste avec ou sans signe religieux, et même, avec ou sans religion. Le laïcisme, qui est la laïcité érigée en dogme, peut être qualifié d’intégrisme parce qu’il impose le doute comme un credo. Une société laïciste nie la complexité du réel, laquelle suppose une tension entre certitude et doute (car sans certitude, le doute ne peut exister, et vice-versa). Le laïcisme oppose au lieu de composer : le doute contre la certitude, l’école contre la religion, la raison contre la foi.
Selon mesdames El-Mabrouk et Mohammed, l'absence de signe religieux chez les enseignants et les enseignantes contribuent à protéger les élèves de l'intégrisme. Mais protège-t-on vraiment les enfants en écartant la moindre manifestation de religiosité ? Il me semble au contraire que le fait d’être confronté à de nombreuses visions du monde, à travers leurs pairs et leurs enseignants, leur permet d’échapper à une vision unique, rigide et réductrice, qu’elle soit fidéiste ou rationaliste, religieuse ou laïciste. Des élèves habitués à des manifestations religieuses saines, de personnes qu’ils respectent et qui respectent leur liberté de pensée et d’agir seront peut-être moins susceptibles de céder aux pressions prosélytes de quelconques fanatiques.

C’est un bien pour les élèves d’avoir devant eux une personne capable de montrer ses convictions et d’accepter de les soumettre aux doutes, aux critiques, voire à l’hostilité d’autrui. Le fanatisme se nourrit de dissimulation et d’ignorance. Une croyance affichée – et non pas imposée – encourage les élèves à exprimer leurs propres convictions et leurs propres doutes. Il s'agit alors de leur apprendre à en débattre dans le respect, afin qu'ils en soient capables une fois adultes. Notre époque supporte de moins en moins le débat et la pluralité des idées. Imposer silence à tout ce qui a trait au phénomène religieux n'aidera pas les élèves à dialoguer sainement avec ceux qui ne pensent pas comme eux.
On veut éliminer toute référence à la religion de nos écoles, comme si nier son existence dans l’espace public allait miraculeusement faire taire les fanatiques. Le fanatisme, religieux ou antireligieux, étatique ou clérical, en sera au contraire conforté.